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St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.

Philippe Desportes 1546–†1606

123. Chanson

O BIEN heureux qui peut passer sa vie

Entre les siens, franc de haine et d’envie,

Parmy les champs, les forests et les bois,

Loin du tumulte et du bruit populaire;

Et qui ne vend sa liberé pour plaire

Aux passions des princes et des rois!

Il n’a soucy d’une chose incertaine,

Il ne se paist d’une esperance vaine,

Nulle faveur ne le va decevant;

De cent fureurs il n’a l’ame embrasée

Et ne maudit sa jeunesse abusée,

Quand il ne trouve à la fin que du vent.

Il ne fremist quand la mer courroucée

Enfle ses flots, contrairement poussée

Des vens esmeus soufflans horriblement;

Et quand la nuict à son aise il sommeille,

Une trompette en sursaut ne l’esveille

Pour l’envoyer du lict au monument.

L’ambition son courage n’attise,

D’un fard trompeur son ame il ne desguise,

Il ne se plaist à violer sa foy;

Des grands seigneurs l’oreille il n’importune,

Mais en vivant content de sa fortune

Il est sa cour, sa faveur, et son roy.

Je vous rens grace, ô deitez sacrées

Des monts, des eaux, des forests et des prées,

Qui me privez de pensers soucieux,

Et qui rendez ma volonté contente,

Chassant bien loin la miserable attente,

Et les desirs des cœurs ambitieux!

Dedans mes champs ma pensée est enclose.

Si mon corps dort mon esprit se repose,

Un soin cruel ne le va devorant:

Au plus matin, la fraischeur me soulage,

S’il fait trop chaud, je me mets à l’ombrage,

Et s’il fait froid, je m’eschauffe en courant.

Si je ne loge en ces maisons dorées,

Au front superbe, aux voûtes peinturées

D’azur, d’esmail, et de mille couleurs,

Mon œil se paist des tresors de la plaine

Riche d’œillets, de lis, de marjolaine,

Et du beau teint des printanieres fleurs.

Dans les palais enflez de vaine pompe,

L’ambition, la faveur qui nous trompe,

Et les soucys logent communement:

Dedans nos champs se retirent les fées,

Roines des bois à tresses decoiffées,

Les jeux, l’amour, et le contentement.

Ainsi vivant, rien n’est qui ne m’agrée.

J’oy des oiseaux la musique sacrée,

Quand, au matin, ils benissent les cieux;

Et le doux son des bruyantes fontaines

Qui vont, coulant de ces roches hautaines,

Pour arrouser nos prez delicieux.

Que de plaisir de voir deux colombelles,

Bec contre bec, en tremoussant des ailes,

Mille baisers se donner tour à tour;

Puis, tout ravy de leur grace naïve,

Dormir au frais d’une source d’eau vive,

Dont le doux bruit semble parler d’amour!

Que de plaisir de voir sous la nuict brune,

Quand le soleil a fait place à la lune,

Au fond des bois les nymphes s’assembler,

Monstrer au vent leur gorge découverte,

Danser, sauter, se donner cotte-verte,

Et sous leur pas tout l’herbage trembler.

Le bal finy, je dresse en haut la veuë

Pour voir le teint de la lune cornuë,

Claire, argentée, et me mets à penser

Au sort heureux du pasteur de Latmie:

Lors je souhaite une aussi belle amie,

Mais je voudrois, en veillant, l’embrasser.

Ainsi, la nuict, je contente mon ame,

Puis, quand Phebus de ses rays nous enflame,

J’essaye encor mille autres jeux nouveaux:

Diversement mes plaisirs j’entrelasse,

Ores je pesche, or’ je vay à la chasse,

Et or’ je dresse embuscade aux oyseaux.

Je fay l’amour, mais c’est de telle sorte

Que seulement du plaisir j’en rapporte,

N’engageant point ma chere liberté:

Et quelques laqs que ce dieu puisse faire

Pour m’attraper, quand je m’en veux distraire,

J’ay le pouvoir comme la volonté.

Douces brebis, mes fidelles compagnes,

Hayes, buissons, forests, prez et montagnes,

Soyez témoins de mon contentement:

Et vous, ô dieux! faites, je vous supplie,

Que, cependant que durera ma vie,

Je ne connoisse un autre changement.