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St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.

Émile Deschamps 1791–†1871

228. Rodrigue pendant la bataille

C’EST la huitième journée

De la bataille donnée

Aux bords du Guadalèté

Maures et chrétiens succombent,

Comme les cédrats qui tombent

Sous les flèches de l’été.

Sur le point qui les rassemble

Jamais tant d’hommes ensemble

N’ont combattu tant de jours;

C’est une bataille immense

Qui sans cesse recommence,

Plus formidable toujours.

Enfin le sort se décide,

Et la Victoire homicide

Dit: ‘Assez pour aujourd’hui!’

Soudain l’armée espagnole

Devant l’Arabe qui vole

Fuit … Les Espagnols ont fui!

Rodrigue, au bruit du tonnerre,

Comme un vautour de son aire,

S’échappe du camp tout seul,

Sur son front, altier naguère,

Jetant son manteau de guerre,

Comme l’on fait d’un linceul.

Son cheval, tout hors d’haleine,

Marche au hasard dans la plaine,

Insensible aux éperons;

Ses longs crins méconnaissables,

Ses pieds traînent sur les sables,

Ses pieds autrefois si prompts.

Dans une sombre attitude,

Mort de soif, de lassitude,

Le roi sans royaume allait,

Longeant la côte escarpée,

Broyant dans sa main crispée

Les grains d’or d’un chapelet.

Les pierres de loin lancées,

Par son écu repoussées,

En ont bosselé le fer;,

Son casque déformé pèse

Sur son cerveau, que n’apaise

Signe de croix ni Pater.

Sa dague, à peine attachée,

Figure, tout ébréchée,

Une scie aux mille dents;

Ses armures entr’ouvertes

Rougissent, de sang couvertes,

Comme des charbons ardents.

Sur la plus haute colline

Il monte; et, sa javeline

Soutenant ses membres lourds,

Il voit son armée en fuite,

Et de sa tente détruite

Pendre en lambeaux le velours;

Il voit ses drapeaux sans gloire

Couchés dans la fange noire,

Et pas un seul chef debout;

Les cadavres s’amoncellent,

Les torrents de sang ruissellent …

Le sien se rallume et bout.

Il cria: ‘Ah! quelle campagne!

Hier de toute l’Espagne

J’étais le seigneur et roi:

Xérès, Tolède, Séville,

Pas un bourg, pas une ville,

Hier, qui ne fût à moi.

‘Hier, puissant et célèbre,

J’avais des châteaux sur l’Èbre,

Sur la Tage des châteaux.

Dans la fournaise rougie,

Sur l’or à mon effigie

Retentissaient les marteaux.

‘Hier, deux mille chanoines

Et dix fois autant de moines

Jeûnaient tous pour mon salut;

Et comtesses et marquises,

Au dernier tournoi conquises,

Chantaient mon nom sur le luth.

‘Hier, j’avais trois cents mules,

Des vents rapides émules,

Douze cents chiens haletants,

Trois fous, et des grands sans nombre

Qui, pour saluer mon ombre,

Restaient au soleil longtemps.

‘Hier j’avais douze armées,

Vingt forteresses fermées,

Trente ports, trente arsenaux …

Aujourd’hui, pas une obole,

Pas une lance espagnole,

Pas une tour à créneaux!

‘Périsse la nuit fatale

Où, sur ma couche natale,

Je poussai le premier cri!

Maudite soit et périsse

La Castillane nourrice

A qui d’abord j’ai souri!

‘Ou plutôt, folle chimère!

Pourquoi le sein de ma mère

Ne fut-il pas mon tombeau? …

Je dormirais sous la terre,

Dans mon caveau solitaire,

Aux lueurs d’un saint flambeau,

‘Avec les rois, mes ancêtres,

Avec les guerriers, les prêtres,

Dont le trépas fut pleuré;

Ma gloire eût été sauvée

Et l’Espagne préservée

De son Rodrigue abhorré!

‘Et mon père, à ma naissance,

En grande réjouissance,

Fit partir deux cents hérauts!

Et des seigneurs très avares,

Aux joutes des deux Navarres,

Firent tuer leurs taureaux!

‘Chaque madone eut cent cierges,

On dota cent belles vierges

Pour cent archers courageux,

On donna trois bals splendides,

On brûla trois juifs sordides …

Ce n’étaient qu’amours et jeux!

‘Ah! que Dieu m’entende et m’aide!

Ce fer est mon seul remède;

Mais saint Jacques le défend.

Ce que je veux, je ne l’ose;

Car l’évêque de Tolose,

Qui m’a béni tout enfant,

‘Promènerait sur la claie

Mon cadavre avec sa plaie,

Aux regards de tous les miens;

Puis, sur une grève inculte,

Le livrerait à l’insulte

Des loups et des Bohémiens.

‘Mais les trahisons ourdies,

Les chagrins, les maladies

Sauront bien me secourir:

Assez de honte environne

Un front qui perd sa couronne,

Pour espérer d’en mourir.

‘ Car quelle duègne insensée

Me croirait l’humble pensée

De vivre avec des égaux? …

Celui qui de si haut tombe

De son poids creuse sa tombe …

Mort au dernier roi des Goths!’