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St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.

Victor-Marie Hugo 1802–†1885

241. L’Expiation

I

IL neigeait. On était vaincu par sa conquête.

Pour la première fois l’aigle baissait la tête.

Sombres jours! l’empereur revenait lentement,

Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.

Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche.

Après la plaine blanche une autre plaine blanche.

On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.

Hier la grande armée, et maintenant troupeau

On ne distinguait plus les ailes ni le centre.

Il neigeait. Les blessés s’abritaient dans le ventre

Des chevaux morts; au seuil des bivouacs désolés

On voyait des clairons à leur poste gelés,

Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,

Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.

Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,

Pleuvaient les grenadiers, surpris d’être tremblants,

Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.

Il neigeait, il neigeait toujours! La froide bise

Sifflait; sur le verglas, dans des lieux inconnus,

On n avait pas de pain et l’on allait pieds nus.

Ce n’étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre,

C’était un rêve errant dans la brume, un mystère,

Une procession d’ombres sur le ciel noir.

La solitude, vaste, épouvantable à voir,

Partout apparaissait, muette vengeresse.

Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse

Pour cette immense armée un immense linceul;

Et, chacun se sentant mourir, on était seul.

—Sortira-t-on jamais de ce funeste empire?

Deux ennemis! le czar, le nord. Le nord est pire.

On jetait les canons pour brûler les affûts.

Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus,

Ils fuyaient; le désert dévorait le cortége.

On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,

Voir que des régiments s’étaient endormis là.

Ô chutes d’Annibal! lendemains d’Attila!

Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,

On s’écrasait aux ponts pour passer les rivières,

On s’endormait dix mille, on se réveillait cent.

Ney, que suivait naguère une armée, à présent

S’évadait, disputant sa montre à trois cosaques.

Toutes les nuits, qui-vive! alerte! assauts! attaques!

Ces fantômes prenaient leur fusil, et sur eux

Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,

Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,

D’horribles escadrons, tourbillons d’hommes fauves,

Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait.

L’empereur était là, debout, qui regardait.

Il était comme un arbre en proie à la cognée.

Sur ce géant, grandeur jusqu’alors épargnée,

Le malheur, bûcheron sinistre, était monté;

Et lui, chêne vivant, par la hache insulté,

Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches,

Il regardait tomber autour de lui ses branches.

Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour.

Tandis qu’environnant sa tente avec amour,

Voyant son ombre aller et venir sur la toile,

Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile,

Accusaient le destin de lèse-majesté,

Lui se sentit soudain dans l’âme épouvanté.

Stupéfait du désastre et ne sachant que croire,

L’empereur se tourna vers Dieu; l’homme de gloire

Trembla; Napoléon comprit qu’il expiait

Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet,

Devant ses légions sur la neige semées:

—Est-ce le châtiment, dit-il, Dieu des armées?—

Alors il s’entendit appeler par son nom

Et quelqu’un qui parlait dans l’ombre lui dit: Non.

II

Waterloo! Waterloo! Waterloo! morne plaine!

Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,

Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,

La pâle mort mêlait les sombres bataillons.

D’un côté c’est l’Europe et de l’autre la France.

Choc sanglant! des héros Dieu trompait l’espérance;

Tu désertais, victoire, et le sort était las.

Ô Waterloo! je pleure et je m’arrête, hélas!

Car ces derniers soldats de la dernière guerre

Furent grands; ils avaient vaincu toute la terre,

Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,

Et leur âme chantait dans les clairons d’airain!

Le soir tombait; la lutte était ardente et noire.

Il avait l’offensive et presque la victoire;

Il tenait Wellington acculé sur un bois.

Sa lunette à la main il observait parfois

Le centre du combat, point obscur où tressaille

La mêlée, effroyable et vivante broussaille,

Et parfois l’horizon, sombre comme la mer.

Soudain, joyeux, il dit: Grouchy!—C’était Blücher!

L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme,

La mêlée en hurlant grandit comme une flamme.

La batterie anglaise écrasa nos carrés.

La plaine où frissonnaient nos drapeaux déchirés

Ne fut plus, dans les cris des mourants qu’on égorge,

Qu’un gouffre flamboyant, rouge comme une forge;

Gouffre où les régiments, comme des pans de murs,

Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs

Les hauts tambours-majors aux panaches énormes,

Où l’on entrevoyait des blessures difformes!

Carnage affreux! moment fatal! L’homme inquiet

Sentit que la bataille entre ses mains pliait.

Derrière un mamelon la garde était massée,

La garde, espoir suprême et suprême pensée!

—Allons! faites donner la garde, cria-t-il,—

Et lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,

Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,

Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,

Portant le noir colback ou le casque poli,

Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,

Comprenant qu’ils allaient mourir dans cette fête,

Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.

Leur bouche, d’un seul cri, dit: vive l’empereur!

Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,

Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,

La garde impériale entra dans la fournaise.

Hélas! Napoléon, sur sa garde penché,

Regardait; et, sitôt qu’ils avaient débouché

Sous les sombres canons crachant des jets de soufre,

Voyait, l’un après l’autre, en cet horrible gouffre,

Fondre ces régiments de granit et d’acier,

Comme fond une cire au souffle d’un brasier.

Ils allaient, l’arme au bras, front haut, graves, stoïques,

Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques!

Le reste de l’armée hésitait sur leurs corps

Et regardait mourir la garde.—C’est alors

Qu’élevant tout à coup sa voix désespérée,

La Déroute, géante à la face effarée,

Qui, pâle, épouvantant les plus fiers bataillons,

Changeant subitement les drapeaux en haillons,

A de certains moments, spectre fait de fumées,

Se lève grandissante au milieu des armées,

La Déroute apparut au soldat qui s’émeut,

Et, se tordant les bras, cria: Sauve qui peut!

Sauve qui peut! affront! horreur! toutes les bouches

Criaient; à travers champs, fous, éperdus, farouches,

Comme si quelque souffle avait passé sur eux,

Parmi les lourds caissons et les fourgons poudreux,

Roulant dans les fossés, se cachant dans les seigles,

Jetant shakos, manteaux, fusils, jetant les aigles,

Sous les sabres prussiens, ces vétérans, ô deuil!

Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient.—En un clin d’œil,

Comme s’envole au vent une paille enflammée,

S’évanouit ce bruit qui fut la grande armée,

Et cette plaine, hélas, où l’on rêve aujourd’hui,

Vit fuir ceux devant qui l’univers avait fui!

Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,

Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,

Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,

Tremble encor d’avoir vu la fuite des géants!

Napoléon les vit s’écouler comme un fleuve;

Hommes, chevaux, tambours, drapeaux; et dans l’épreuve

Sentant confusément revenir son remords,

Levant les mains au ciel, il dit:—Mes soldats morts,

Moi vaincu! mon empire est brisé comme verre.

Est-ce le châtiment cette fois, Dieu sévère?—

Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon,

Il entendit la voix qui lui répondait: Non!

III

Il croula. Dieu changea la chaîne de l’Europe.

Il est, au fond des mers que la brume enveloppe,

Un roc hideux, débris des antiques volcans.

Le Destin prit des clous, un marteau, des carcans,

Saisit, pâle et vivant, ce voleur du tonnerre,

Et, joyeux, s’en alla sur le pic centenaire

Le clouer, excitant per son rire moqueur

Le vautour Angleterre à lui ronger le cœur.

Évanouissement d’une splendeur immense!

Du soleil qui se lève à la nuit qui commence,

Toujours l’isolement, l’abandon, la prison;

Un soldat rouge au seuil, la mer à l’horizon.

Des rochers nus, des bois affreux, l’ennui, l’espace,

Des voiles s’enfuyant comme l’espoir qui passe,

Toujours le bruit des flots, toujours le bruit des vents!

Adieu, tente de pourpre aux panaches mouvants,

Adieu, le cheval blanc que César éperonne!

Plus de tambours battant aux champs, plus de couronne,

Plus de rois prosternés dans l’ombre avec terreur,

Plus de manteau traînant sur eux, plus d’empereur!

Napoléon était retombé Bonaparte.

Comme un romain blessé par la flèche du parthe,

Saignant, morne, il songeait à Moscou qui brûla.

Un caporal anglais lui disait: helta-là!

Son fils aux mains des rois, sa femme au bras d’un autre!

Plus vil que le pourceau qui dans l’égout se vautre,

Son sénat, qui l’avait adoré, l’insultait.

Au bord des mers, à l’heure où la bise se tait,

Sur les escarpements croulant en noirs décombres,

Il marchait, seul, rêveur, captif des vagues sombres.

Sur les monts, sur les flots, sur les cieux, triste et fier,

L’œil encore ébloui des batailles d’hier,

Il laissait sa pensée errer à l’aventure.

Grandeur, gloire, ô néant! calme de la nature!

Les aigles qui passaient ne le connaissaient pas.

Les rois, ses guichetiers, avaient pris un compas

Et l’avaient enfermé dans un cercle inflexible.

Il expirait. La mort de plus en plus visible

Se levait dans sa nuit et croissait à ses yeux,

Comme le froid matin d’un jour mystérieux.

Son âme palpitait, déjà presque échappée.

Un jour enfin il mit sur son lit son épée,

Et se coucha près d’elle, et dit: c’est aujourd’hui!

On jeta le manteau de Marengo sur lui.

Ses batailles du Nil, du Danube, du Tibre,

Se penchaient sur son front; il dit: Me voici libre!

Je suis vainqueur! je vois mes aigles accourir!—

Et, comme il retournait sa tête pour mourir,

Il aperçut, un pied dans la maison déserte,

Hudson Lowe guettant par la porte entr’ouverte.

Alors, géant broyé sous le talon des rois,

Il cria: La mesure est comble cette fois!

Seigneur! c’est maintenant fini! Dieu que j’implore,

Vous m’avez châtié!—La voix dit:—Pas encore!